Présentation
Avant-Propos
L’excès en littérature est une notion familière qui semble a priori facile à identifier : le roman proustien est d’une longueur hors-norme, la langue de Malherbe excessivement ciselée, Sade s’amuse avec les limites de l’acceptable de son époque. Toutefois, ce que nous avons pu constater en préparant le colloque à l’origine de ce numéro est que l’excès est difficile à définir : comment percevoir les contours de quelque chose qui cherche précisément à les outrepasser? Comment saisir ce qui peut s’immiscer dans tant d’aspects d’une œuvre? Le trop peut se rapporter tant à un thème qu'à une posture auctoriale, peut caractériser tout aussi bien une œuvre prise dans sa matérialité que dans son style : ses nombreuses cibles sont autant de réitérations de sa capacité à dépasser des limites fixes. L’excès en littérature est un enjeu de toutes les époques : des imposants cycles en prose du XIIIe siècle à la Comédie humaine, du carnavalesque au décadentisme, pour ne donner que quelques exemples, une panoplie d’œuvres, de styles et de courants littéraires sont marqués par une forme de débordement. Dans une approche sociologique et historique, le trop est un indice quantitatif particulièrement riche pour explorer les conditions sociales du fait littéraire. Le débordement peut être considéré comme une stratégie, ou encore une conséquence de conditions socio-économiques particulières. La démultiplication des publications imprimées qui prend son essor au XIXe siècle à cause de l’industrialisation et qui culmine aujourd’hui en est un exemple.
Pour ce numéro, nous avons fait le pari — si démesuré soit-il! — d’aborder le trop dans tous ses débordements, sans se limiter à l’un de ses aspects. Nous avons ainsi obtenu un échantillon diversifié de ce que le trop-plein peut représenter en littérature. Il peut se retrouver dans la matière et le genre des œuvres : dans son article, Kim Labelle aborde le double débordement accompli par Jean d’Outremeuse dans son Myreur des histors (XIVe siècle). En présentant une biographie de Virgile dont il comble les vides laissés par l’Histoire, l’auteur outrepasse à la fois les limites historiques de sa matière et le cadre générique de la chronique, puisqu’il tend à verser, dans ses passages inventés, dans le merveilleux et l’écriture narrative. L’excès peut également se situer dans la production des œuvres, ce que montre Annabelle Marion en analysant la période de débordement créatif de Jean Giono lors de l’immédiate après-guerre, alors qu’il mène deux projets d’écriture imposants, les Chroniques et le Cycle du Hussard. Astrid Aprahamian nous amène du côté de la littérature québécoise en examinant Le cassé de Jacques Renaud, où la violence du joual est un résultat et un réceptacle de la rage d’impuissance vécue par les Canadiens français dans les années 60. Le joual connaît un débordement supplémentaire dans son utilisation : d’abord témoignage violent, il dépasse cet état primaire lorsqu’il est réapproprié par les Québécois comme une particularité culturelle ayant un potentiel créatif. Le débordement lie également l’identité et la création dans Prague de Maude Veilleux : dans son article, Marie Demers décrit cette œuvre comme une « sur-autofiction » où l’écriture de soi — de l’Autre — verse dans la démesure au fil du jeu étourdissant de dévoilement et de dissimulation de la vérité qui s’y déroule. Éloïse LeBlanc offre quant à elle une exploration de l’excès dans la littérature acadienne : son article étudie le rapport entre les éléments culturels émergents et les éléments culturels résiduels dans Graine de fées de Dyane Léger et L’extrême frontière de Gérald Leblanc.
En clôture de ce numéro se trouve une table ronde animée par Alain Farah, auteur et professeur au Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l'Université McGill, où quatre ancien.ne.s étudiant.e.s du DLTC discutent de l’excès dans leurs pratiques littéraires : création, recherche et édition sont examinées dans leurs débordements.
L’équipe de Verbatim est très heureuse d’avoir pu tirer le meilleur d’une piètre situation et faire de l’annulation du colloque Trop-plein : débordements littéraires la renaissance de la revue étudiante du DLTC. L’excès semble une thématique très appropriée pour le premier numéro d’une revue née d’un contexte ayant modifié et repoussé les limites du monde que nous connaissions : ce n’est là qu’un parmi de nombreux exemples de l’actualité toujours renouvelée du trop.
Camilia Gélinas, Université McGill
Violaine François, Université Paul-Valéry - Montpellier III