Quand l'émergence déborde : étude comparée de Graine de fées de Dyane Léger et L'extrême frontière de Gérald Leblanc

Quand l'émergence déborde :

Étude comparée de Graine de fées de Dyane Léger et de L'extrême frontière de Gérald Leblanc

 

La fondation des Éditions d’Acadie en 1972 puis des Éditions Perce-Neige en 1980, offre une nouvelle plateforme de diffusion aux écrivains acadiens qui auparavant se retrouvaient avec des options limitées : faire imprimer leurs textes aux presses du Moniteur acadien et de L’Évangéline, trouver un éditeur québécois ou encore publier à leur compte[1]. Cette émergence de l’édition en Acadie est toutefois précaire en raison d’un manque de ressources financières ou de reconnaissance extérieure permettant une réelle légitimation de ces publications. Elles sont limitées au « travail primaire de la littérature[2] », toutes les ressources disponibles dirigées vers la survivance et l’émergence perpétuellement inachevée de la littérature acadienne. Comme le formule François Paré :

La plupart des communautés minoritaires ne disposent pas d’outils étatiques de promotion culturelle. Dans ces cas, la littérature, malgré son abondance et son apparente vitalité, est très minimalement instituée. Cette carence suffit aujourd’hui amplement à distinguer la littérature québécoise des autres littératures francophones du Canada.[3]

Menacés d’invisibilité, les auteurs des années 1980 doivent s’adapter aux défis spécifiques qui se profilent devant eux.

              En procédant à l’analyse comparative des recueils L’extrême frontière (1988) de Gérald Leblanc et Graine de fée (1980) de Dyane Léger, il devient possible d’évaluer la réussite des adaptations particulières que proposent chacune de ces œuvres. Si les poètes Léger et LeBlanc ont mis de l’avant une écriture consciente de leur position au sein des structures de pouvoir, la portée de leurs prises de parole n’est toutefois pas assurée. Leur militantisme littéraire est affecté par les mouvements politiques et sociaux, ainsi que par les différentes structures qui entourent l’objet-livre. La résistance poétique des auteurs à l’étude opère sur les bases culturelles qui les préexistent. Comme le précise René Dionne : « la réaction des francophones du Canada a été tellement vive et rapidement organisée qu’elle force à constater qu’existaient déjà des identités régionales bien établies au fond des consciences individuelles[4] ». Cette récupération des identités régionales, tissée délicatement avec des innovations formelles qui s’affranchissent du contexte acadien, constitue la fabrique de cette institution littéraire acadienne émergente. Ce phénomène de récupération permet aux écrits de conserver leur étiquette « d’acadiens », sans être limités à celle-ci. Il permet aussi à l’héritage culturel non institutionnalisé d’être célébré et reconnu à travers les référents locaux qui se glissent dans le paysage littéraire. Pour éviter d’être exclue d’une mémorialisation[5] dans la longue durée, la culture acadienne non institutionnalisée – celle du folklore et des traditions quotidiennes –est insérée habilement dans l’écosystème littéraire. Dans le vocable de Raymond Williams, il est question d’une résistance qui combine des éléments culturels émergents (les réponses aux réalités contemporaines) et des éléments culturels résiduels (la réappropriation de langages ou de topoï préexistants)[6]. Puisque les structures oppressantes demeurent constitutives du langage, toutes les pratiques culturelles, même celles qui se veulent subversives, doivent être formulées dans un système de représentation - à travers des concepts, des idées, des mythes et des images - s’appuyant sur des référents accessibles pour le lectorat. Un excédent d’éléments émergents crée alors un scénario qui limite la prise de parole à une courte durée, sans accès à la mémoire collective acadienne.  En établissant quel est l’apport respectif des éléments culturels émergents et des éléments culturels résiduels dans Graines de fées de Dyane Léger et L’extrême frontière de Gérald Leblanc, cet article mettra en lumière la particularité et l’étendue de la réussite de chacune des œuvres dans leur recherche d’un équilibre au travers de l’émergence.

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Avant l’arrivée de Gérald Leblanc sur la scène poétique acadienne, il n’y avait, comme le fait remarquer Raoul Boudreau, « aucune ville qui puisse être identifiée comme un lieu acadien, les seuls lieux que [pouvait] revendiquer l’Acadie [étaient] ruraux[7] ». Les poèmes du recueil L’extrême frontière (1988) ont initialement été publiés dans des revues, entre autres Emma, dirigée par les Éditions d’Acadie. Ils ont été lus dans des soirées littéraires, empreints d’une oralité indéniable[8]. Leblanc y présente une écriture de l’urbanité, une mise en scène de Moncton, plus spécifiquement. Sans pour autant évacuer la ruralité, il la reformule de manière à la dégager du folklorisme. Le recueil évoque l’expansion commerciale qui opère en Acadie, comme ailleurs, et fait plonger la poésie dans un imaginaire émergent de chaînes de restaurants et de magasins à grande surface. La ruralité acadienne évolue désormais en parallèle d’une nouvelle urbanité où la résistance se formule plus clairement grâce à l’affirmation de nouvelles identités marginales. Leblanc cartographie le territoire acadien, avec toutes ses rues et les personnes qui y habitent, jusqu’à son « extrême frontière ». En représentant le territoire acadien de façon à juxtaposer région et ville, intimité et collectivité, Leblanc évite toute essentialisation ou tout stéréotype du territoire acadien. Il propose une cohabitation de cette urbanité nouvelle dans le paysage littéraire acadien avec des référents de lieux propres à la ruralité. Le lecteur se voit présenter, dans un même poème, la ville de Bouctouche, qui « se réveille en moi avec les mots de mon père[9] », et un village anonyme où le sujet poétique se perd « entre le Take Out et le Drive In[10] ». Pour Leblanc, la tradition orale, la généalogie ainsi que l’accélération de l’industrie de la restauration font toutes partie du paysage acadien. Se superposent aussi la réalisation prosaïque de la malpropreté des artères de la ville et le chant folklorique et mythique des racines grâce à la présence d’un être aimé : « dans les rues sales de Moncton / tu es là / et mes racines chantent[11] ». L’Acadie, dissimulée derrière l’interpellation du « tu », donne l’impression d’un rapport de proximité et d’une appartenance identitaire acadienne familière qui permet au marcheur de faire face à la saleté de sa ville. Un équilibre est atteint entre ce que le lectorat reconnaît comme des référents identitaires acadiens qui le rendent solidaire de son voisin, et l’émergence du paysage urbain, capitaliste voir même individualiste. Cette pratique qui consiste à tisser ensemble les référents émergents et résiduels est aussi présente dans le vers suivant, « l’Évangéline sent le Pizza Delight[12] ». Leblanc évoque le mouvement simultané de récupération et de résistance par rapport aux figures mythiques de l’identité acadienne.

Moncton devient le lieu principal où se déploie la poésie de Leblanc. Il construit une version de la ville que l’on pourrait qualifier d’improbable. Une part d’utopie est infusée dans la description de la ville, puisqu’il existe un certain « décalage entre le Moncton rêvé par Leblanc et la réalité[13] ». La qualité émergente de l’œuvre se loge, entre autres, dans l’audace sous-jacente à cette entreprise. Dans la préface de L’extrême frontière, l’artiste multidisciplinaire Herménégilde Chiasson explore cette proposition improbable de capitale culturelle acadienne :

Moncton. Un lieu exact, une erreur monumentale sur la carte de notre destin, le nom de notre bourreau comme un graffiti sur la planète. Moncton. Un espace difficile à aimer (un espace difficile pour aimer), une ville qui nous déforme et où nous circulons dans les ramages du ghetto. Et pourtant, c’est de cet espace que jaillit notre conscience, vécue dans les méandres de la diaspora et articulée dans un faisceau rutilant de colère et d’ironie.[14]

Leblanc représente la ville de Moncton de façon renouvelée, à travers l’émergence d’une « prolifération des noms de lieux et d’espaces divers » de façon encadrée et rigoureuse « alors que [l]e genre littéraire [poétique] nous avait plutôt habitués aux délimitations floues du discours intérieur[15] ». Si la géographie de Leblanc est référentielle et précise, les identités qui s’y forment, elles, sont rêvées et éclatées. Comme le suggère Andrée Melissa Ferron, « il n’est plus question de prescrire une identité acadienne selon des repères trop bien définis[16] ». Leblanc s’attèle plutôt à écrire une Acadie urbaine, « malgré tous les handicaps qu’on connaît à Moncton comme siège d’une culture de langue française[17] ». Dans le poème « genèse », la révolte du poète, auparavant contenue entre les murs de sa chambre, se retrouve sur les trottoirs et se projette sur les façades des maisons alignées[18]. Moncton étant une ville industrielle à l’époque de l’écriture du recueil, la description qu’en fait Leblanc permet une nouvelle prise de parole pour la classe ouvrière et le syndicalisme. La littérature se présente alors comme « un outil pour permettre à la gauche marxiste de garder une place dans la mémoire collective[19] ». Le choix de la forme poétique atténue l’aspect menaçant du discours politique, et assure la nuance. Comme l’écrivent Philippe Volpé et Julien Massicotte, les défis de la fin des années 1970 se résument à « intégrer l’hétérogénéité des luttes dans la mémoire, reconnaître l’existence des mouvances de ce type, avec leurs idéalismes et leurs failles[20] ». Dans le passage suivant, on remarque la cohabitation d’une légèreté liée à l’espace et d’une lourdeur liée à l’oppression :

trotte dans les rues
quelque part dans la ville un
ouvrier écrasé
de fatigue rentre sur son shift de minuit
parce que rien
n’arrive
l’exploitation
se porte bien chez nous[21]

Le choix du verbe trotter et de l’expression « se porte bien chez nous » indique une aisance à vivre dans cet endroit, alors que les mots « écrasé », « fatigue » et « exploitation » établissent une dynamique de pouvoir pernicieuse. Pour créer un Moncton viable, il faut regarder l’oppression en face et être « entêtés pour vivre icitte[22] ». Afin d’en arriver à communiquer cette impression, Leblanc joue du langage qu’il entend dans la rue, manipule le vocabulaire d’usage autour de lui et l’inscrit de façon permanente sur papier. Moncton se présente comme un lieu de résistance linguistique spécifique et perpétuel puisque, Leblanc le rappelle, « ça prendra plus qu’un hôtel de ville bilingue pour assouvir notre soif [23] ». Selon David Lonergan, l’œuvre de Leblanc se lit comme un éloge du chiac, de la persévérance et de la persistance du peuple qui le parle[24]. Dans cette optique, le poète résiste de façon plus poignante en usant de mots qui lui ressemblent, ceux qui constituent la réalité qu’il décrit : « la Main de Moncton rote le chiac / et nous parlons sauvage / dans un pays de coups de poing[25] ». Les coups de poing, et donc la force de frappe, ne sont possibles que si les facettes dites « sauvages » du chiac sont acceptées. Selon Leblanc, en endossant fièrement ce vernaculaire dans ses écrits littéraires, le poète peut plus aisément participer à la résistance contre l’assimilation linguistique.

La flexibilité linguistique qu’il propose se frappe à une barrière de rigidité institutionnelle. Leblanc y réfère dans les vers suivants : « à l’Université on soigne le français comme à l’hôpital goddam de bons à rien[26] ». Ce rapport difficile à l’autorité linguistique que représente l’Université de Moncton se prolonge dans certains autres passages :

des jeunes bandent sous leur pupitre
un prof vomit l’incohérence académique
les polyvalentes paralysent la créativité[27]

Le poète note l’absence de créativité au sein de l’institution académique. Sentiment d’inconfort et d’insatisfaction qui s’étend à d’autres structures en place : la « politicaillerie plate[28] » et les limites de l’institution culturelle. En 1981, Leblanc identifiera le besoin de créer de nouvelles institutions littéraires et fondera les Éditions Perce-Neige, tout en assurant la direction littéraire. On compte si peu d’acteurs dans le milieu que Leblanc est à la fois un poète marquant de sa génération et éditeur de la génération qui suivra, jouant plusieurs rôles pour faire advenir l’institution littéraire précaire. Dans son premier recueil poétique Leblanc communique déjà une conscience de cette précarité, cette attente d’un marché du livre qui limite la créativité ou la possibilité d’une avant-garde. Leblanc marche sur un fil tendu, faisant émerger des éléments nouveaux, mais en s’appuyant sur des référents acadiens reconnaissables. Jimmy Thibeault parle de cette entreprise comme d’un « réinvestissement de l’espace et de l’imaginaire [qui] répond à un désir du sujet d’ancrer son identité dans l’expérience intime du territoire, qu’il partage avec d’autres, tout en reconnaissant les influences du monde extérieur en plein bouleversement[29] ». Il écrira quelques années plus tard : « les illusions se dégonflent / à la vitesse de la lumière / dans les débris des années ’70[30] ». Si les répercussions de ses recueils et de leur écho militant s’avèrent limitées, il n’est plus question de regarder en arrière. Gérald Leblanc rejoint son public le plus large par la mise en musique de sa poésie par le groupe 1755 et son travail d’éditeur. Sa poésie imprimée demeure un point d’ancrage et de référence récupéré par les poètes qui lui succèderont, plus particulièrement en ce qui a trait à l’instauration de l’urbanité monctonienne dans sa poésie. Leblanc reconnaît la limite de l’émergence : il frôle l’excédentaire, teste la cohabitation de l’émergent et du résiduel. Se faisant, il s’assure une postérité en produisant de nouvelles identités et subjectivités urbaines.

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L’institutionnalisation de la littérature acadienne se produit aussi au travers des échos, des emprunts, entre les auteurs et autrices qui y participent. La poétesse Dyane Léger s’appuie sur l’œuvre de Leblanc, pour ajouter des pierres à l’édifice. Dans Graines de fée (1981), elle fait cohabiter un désir de singularité de sa pratique poétique et un besoin de solidarité avec le champ communautaire. François Paré souligne que « ce sont les femmes qui ont surtout posé, au moins implicitement, le renversement de la quête identitaire jusque-là liée à l'idée de communauté nationale »[31] en écrivant à partir du lieu de  l’intime, mettant en scène le corps féminin, et faisant émerger de nouvelles subjectivités dans la poésie acadienne, elle rejette les origines mythiques de l’Acadie. La nouveauté de son geste se trouve aussi dans la forme proposée. Léger adapte le format du conte dans un registre pour adultes, ce qui lui permet d’explorer l’intime et l’immédiat, et de présenter le corps de la femme dans ce qu’il subit et ce qu’il évoque de sublime.

 Après avoir vu son manuscrit refusé par les Éditions d’Acadie, elle dut attendre la mise en place des Éditions Perce-Neige pour partager la violence de son vers qui cohabite avec la vulnérabilité du corps mis en scène. Cette difficulté à publier et cette patience imposée pourraient être expliquées par un refus de reproduire le mythe des origines acadiennes, éléments culturels résiduels qui ont fait connaître la doyenne de l’écriture au féminin en Acadie, Antonine Maillet. Dans sa poésie, Léger établit pourtant une certaine filiation. Léger, comme Maillet, célèbre le langage quotidien acadien et lui donne sa place dans la littérature. Le texte est saturé de marques d’oralité telles que « patapouf !!! »[32] et « Arrrêêêêêêttttez !!! »[33], où la graphie est investie du jeu de la représentation et de la reproduction de l’espace conversationnel. Comme Maillet également, elle représente Évangéline telle une victime dépassée. Graines de fées, établit même une analogie entre Évangéline et l’histoire de Cendrillon, impuissante face à son oppression, toujours soumisse à l’autorité de l’homme et de l’État. Malgré ce point de départ commun, on assiste à un dépassement de la version de la féminité proposée auparavant dans l’imaginaire acadien. Le recueil est présenté sous la forme d’un conte, utilisant des formules telles qu’« il était une fois[34] », faisant écho à la figure de conteuse de la Sagouine créée par Maillet. Cette forme est toutefois infusée d’un renouveau thématique, doublée d’une sensualité et d’un surréalisme émergents. La poétesse à l’étude fait partie de ceux qui « ne se sont pas laissé[s] réduire aux rôles genrés stéréotypés que leur proposait la société acadienne au sein de laquelle l’influence de l’Église catholique était de taille[35] ». Le rapport à la religion est réinvesti pour illustrer le dépassement nécessaire d’un symbole déchu, comme dans cet extrait où Léger interpelle le lecteur : « tu avais jusqu’à cessé d’implorer la carcasse du Christ clouée au faîte de la porte[36]». Plutôt que l’« Immaculée Conception-fêlée[37] », Léger use d’une tonalité surréaliste pour décrire les réalités de la femme déclinées de multiples façons. De la « petite fille qui aimait écrire[38] » à la « femme de papier[39] », ou encore à la Sibelle aux « seins voluptueux[40] », la féminité est ici créatrice et fertile. Même la féminité ouvrière comporte sa part de sublimation : « au coin, la plumeuse de poules devient éplucheuse de morues, canneuse de hareng, de maquereau. À gauche, à droite, les tignasses d’ouvrières mal peignées reprennent le couplet claudicant[41] ». Le couplet de cet hymne rappelle le lien solidaire entre les femmes, dont les représentations demeurent polyvalentes. Ce texte déborde de la représentation de la femme résiliente, au-delà de la résilience passive que représentait la Sagouine ou encore, avant elle, Évangéline. La féminité est exprimée à travers une résilience active, par des illustrations multiples, parfois même contradictoires, de la femme, par moment reconnaissable et par moment projetée dans un univers surréaliste.

Monika Boehringer soutient que « l’écriture de Léger, toute excessive et inventive qu’elle soit, est non seulement fermement ancrée dans la subjectivité de son autrice qui cherche la parole poétique, mais aussi dans le domaine des arts et de la littérature[42] ». Le je, comme sujet poétique, se construit face à une histoire de l’art, une rencontre avec des objets picturaux et cinématographiques qui débordent du cadre habituel de l’histoire nationale. L’intertextualité avec les œuvres de Lewis Carroll permet de faire émerger une filiation entre la littérature acadienne et des classiques de la littérature jeunesse. En faisant intervenir des personnages d’Alice au pays des merveilles, Léger confirme son adhésion à une esthétique de la décontextualisation et son désir de dialoguer avec une histoire littéraire plus vaste, phénomènes jusque-là inédits en littérature acadienne. Boehringer souligne : « tout cet assemblage d’éléments intertextuels, puisés dans les sources aussi diverses que des contes, des (faux) récits pour enfants, des films, de la poésie québécoise, entre autres, montre à quel point le recueil de Léger est étayé par un réseau d’intertextes passablement éclatés et provenant d’œuvres reconnues et célébrées[43] ». Pourtant, l’Acadie et ses référents propres sont encore déchiffrables, en filigrane, dans le texte. L’esthétique de la décontextualisation n’élimine pas totalement le thème de l’exode et l’inscription dans une géographie plus spécifique que celle des poètes qui publieront après elle. Léger situe, dès le début du texte, l’action poétique dans une géographie acadienne reconnaissable : « elle dépose nos valises au bord d’une Parlee Beach[44] ». L’imaginaire de Léger crée un pont entre les lieux d’un paysage maritime acadien et certains des aspects d’un quotidien universel ; un pont où « l’écume chaude transforme l’urinoir en un port de mer[45] ». À cette géographie s’ajoutent des référents culinaires proprement acadiens : « du fricot et des poutines imaginées[46] », mais aussi l’illustration d’allées de village, théâtre de ruelles et venues de couples comme tant d’autres, qui « s’attardent à répéter le rôle d’amour las...[47] ». La lecture de l’œuvre de Léger donne une impression de tentation face aux éléments émergents, mais avec la possibilité de retrouver son équilibre en prenant appui sur des référents établis en littérature acadienne. Dans une entrevue avec Michel Giroux, Léger affirme : « j’ai toujours voulu que mes écrits demeurent intelligibles tant chez nous qu’au Québec, qu’en Afrique ou en Europe[48]». En tentant, par moments, une transition vers l’émergence d’une inventivité langagière, avec des néologismes comme « tempsdrement[49] », « from-âge[50] », « mon-songe[51] » ou encore « couleheures[52] », l’ouvrage consolide le travail formel ayant été fait auparavant par des poètes tels que Raymond Guy LeBlanc. Léger parle du geste politique de l’écriture comme de quelque chose de plus discret que de faire flotter le drapeau acadien. Ce symbole est lui aussi sublimé pour être réinvesti dans un contexte d’intimité : « j’arrive aux Archives. Mes draps peaux effilochés se hissent au-dessus d’un vent stagnant[53] ». Le sujet féminin de l’énonciation peut s’imaginer sous de multiples facettes, « ballerine de cristal[54] » et « diseuse de bonne aventure[55] », puisque les peintres surréalistes comme Léger peuvent créer un imaginaire exalté qui s’appose sur la réalité. On assiste à l’aplanissement des registres, où la sensualité cohabite aisément avec l’action de laver la vaisselle. L’intimité et les nouveaux territoires du corps sont à leur paroxysme : « tôt ou tard... dans un lit de chaudes paroles, le toucher attise la chair, nous fait frémir de jouissance[56] ». Ce qui y est décrit est aussi l’intimité du corps féminin : « je change mon tampon sale, m’abandonne devant ma garde-robe tandis que mon miroir s’épuise[57] », une expérience auparavant tue en littérature acadienne. Bien loin de l’héroïne mythique, la femme que Léger met en scène est une porte-parole des détails quotidiens de la féminité. La poétesse réaffirme aussi le potentiel résilient de la femme qui subit les douleurs des menstruations et la rigidité de l’institution du mariage : « venez voir les corps impies saigner ma robe de mariée[58] ». L’écriture de Léger introduit un nouveau type de prise de parole en dénonçant les violences que subit le corps de la femme. La poésie de Léger offre un espace pour qu’elle se réapproprie le corps de la femme. Comme elle le confie dans son entretien avec Giroux, le processus d’écriture consiste à explorer sa propre féminité à travers le travail du langage et le déploiement d’un imaginaire. Elle précise : « j’écris pour moi-même, c’est un geste très égoïste et très intime. Mais en publiant, cela en fait un acte social, politique[59] ». Elle fait émerger des thématiques féministes en plus d’un renouveau formel, en rappelant au lecteur, mais surtout à la lectrice, que le langage peut attiser le plaisir féminin, ou du moins s’affairer à mieux le décrire. Dans cette poésie, la bouche articule une parole nouvelle tout en abordant des thèmes qui rappellent le contact des lèvres et l’intimité avec l’autre. L’inventivité de cette communion explique peut-être la reconnaissance que reçoit Graines de fées lorsque le recueil remporte le prix France-Acadie en 1981, encourageant les Éditions Perce-Neige à continuer leur travail d’édition de poésie au féminin.

La présentation de nouveaux référents, empruntés à des courants littéraires appartenant à des institutions dominantes et introduisant l’écriture du corps de la femme, comporte certains risques. Comme le rappelle Paré : « déplacées et fragmentées, les identités se reconstruisent et parfois – mais pas toujours – la mémoire est le lieu des plus subtiles métamorphoses[60] ». Dans le cas de Dyane Léger, la prise de parole poétique semblait, au début des années quatre-vingt avoir permis l’émergence d’une place pour l’écriture et la représentation des femmes. Le résultat de cette nouvelle prise de parole fut toutefois de courte durée si l’on se fie à l’accessibilité actuelle de la poésie imprimée de Léger. En effet, il est aujourd’hui très difficile de se procurer ses recueils. Son héritage est lisible dans une poésie au féminin qui confirmera son importance avec l’émergence de poétesses acadiennes qui lui succèderont. Léger ouvre la voie à des propositions de subjectivités alternatives pour une féminité qui n’est pas uniquement acadienne. Alors que l’inscription de Moncton comme capitale littéraire dans l’œuvre de Gérald Leblanc a influencé plusieurs autres auteurs après lui à situer leur écriture dans l’urbanité, l’écriture du corps de la femme sera aussi reprise par une certaine relève. Comme l’avance Thibeault, les poétesses appartenant à cette relève formulent un « désir marqué de nommer l’espace habité, de lui donner une profondeur émotive en l’instituant en lieu d’identification du sujet[61] ». Dans le cas de Gérald Leblanc, pour rejoindre un public plus large, donne à ses textes plusieurs formes, certains sont chantés et reconnus par plusieurs encore aujourd’hui. Ses recueils demeurent peu connus à l’extérieur d’un milieu littéraire limité, mais influencent les générations d’écrivains et de poètes acadiens qui lui succèdent. 

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Le fil conducteur de l’écriture de la résistance culturelle se déroule autour de l’imaginaire des nouvelles subjectivités, qui demeurent tout de même acadiennes, tout en s’opposant aux identités nationales traditionnelles et aux identités associées à la culture anglophone dominante. Elles font émerger des solutions inédites. L’analyse du corpus étudié ici montre une consolidation suivie d’une complexification de l’imaginaire du compromis et de la résilience. Par ailleurs, ces nouvelles caractéristiques de l’imaginaire acadien précèdent la période à l’étude et se poursuivent encore aujourd’hui. À la fin des années quatre-vingt, l’écriture de la résistance rencontre encore des défis de tailles : la situation linguistique des Acadiens reste difficile, et la légitimité du bilinguisme ne s’est toujours pas imposée au sein des structures néo-brunswickoises dominantes[62], malgré la présence d’un bilinguisme officiel dans la province depuis 1969. Les défis liés au processus d’institutionnalisation de la littérature acadienne, eux aussi, ne cessent de se renouveler. Avec une population francophone estimée à 300 000 personnes, l’Acadie souffre d’un déficit démographique. À cela s’ajoute le travail, essentiel à la constitution d’un lectorat acadien, qu’il reste à faire en littératie et en alphabétisation de la population[63]. Pour répondre aux exigences d’un lectorat à l’extérieur des frontières acadiennes, Catherine Voyer-Léger fait remarquer que les auteurs acadiens doivent éviter les débordements, tout en résistant au phénomène de folklorisation :

La diffusion de la littérature acadienne sur des marchés extérieurs, au premier chef le marché québécois qui serait le poumon naturel pour cette production, reste trop faible. D’autres l’auront dit mieux que moi : encore aujourd’hui la littérature acadienne attire l’attention sur le marché québécois surtout quand elle témoigne d’un certain exotisme ou d’une histoire de fragilité[64].

Raoul Boudreau, en reconnaissant cette situation précaire, soulève la question : « sans lectorat conséquent, la littérature acadienne serait-elle une construction artificiellement entretenue par ceux qui en vivent ?[65] » Dans ce qu’elle a d’artifice, la poésie de Leblanc et de Léger est un travail de dentelle, tissant avec minutie un imaginaire de la résilience. Faire de la littérature dans un lieu où il y a d’emblée un excédent de production s’exprime comme une forme de résistance au monopole de la parole et à l’homogénéisation de la culture.  Un livre publié en Acadie devient, en soi, un objet de résistance.


[1] Marguerite Maillet, Histoire de la littérature acadienne : De rêve en rêve, Moncton, Éditions d’Acadie, Collection universitaire, 1983, p. 179.

[2] François Paré, Les littératures de l’exiguïté, Ottawa, Le Nordir, 2001, p. 88.

[3] Ibid., p. 27.

[4] Renée Dionne, « Trois littératures francophones au Canada », Cahiers Charlevoix, vol. III, 1998, p. 227.

[5] François Paré propose la définition suivante du terme mémorialisation : « Pourtant, c’est le second degré de la mémorialisation qui semble échapper le plus souvent aux petites littératures, qui se contentent de vivre l’aventure collective de l’écriture dans une sorte de primitivité sans écho. Ce qui manque à ces petites institutions littéraires, c’est le discours décalés, mémoire de la mémoire collective, dont les universités se font dans les cultures dominantes les agents les plus empressés », François Paré, Les littératures de l’exiguïté, p. 64. 

[6] Stuart Hall, Cultural Studies 1983: A Theoretical History, Durham, Duke University Press, 2016, p. 49.

[7] Raoul Boudreau, « La création de Moncton comme "capitale culturelle" dans l’œuvre de Gérald LeBlanc », Revue de l’Université de Moncton, vol. XXXVIII, 2007, p. 38.

[8] David Lonergan, Regard sur la littérature acadienne (1972-2012), Sudbury, Éditions Prise de parole, 2018, p. 63.

[9] Gérald Leblanc, L’extrême frontière: poèmes 1972-1988, Moncton, Éditions d’Acadie, 1988, p. 37.

[10] Ibid., p. 33.

[11] Ibid., p. 37.

[12] Ibid., p. 41.

[13] Raoul Boudreau, op. cit., p. 33.

[14] Herménégilde Chiasson, « Préface » de L’extrême frontière: poèmes 1972-1988, Moncton, Éditions d’Acadie, 1988, p. 7.

[15] Andrée Mélissa Ferron, « Gérald Leblanc et l’expérience du corps dans la ville », Arborescences, n° 3, juillet 2013, p. 7.

[16] Ibid., p. 10.

[17] Raoul Boudreau, op. cit., p. 38.

[18] Gérald Leblanc, op. cit., p. 32.

[19] Philippe Volpé et Julien Massicotte, Au temps de la « révolution acadienne : les Marxistes-Léninistes en Acadie, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2019, p. 232.

[20] Ibid., p.232.

[21] Gérald Leblanc. op. cit., p.34.

[22] Ibid., p.36.

[23] Ibid., p.41.

[24] David Lonergan, op. cit., p. 63.

[25] Ibid., p. 29.

[26] Ibid., p. 34.

[27] Ibid.

[28] Ibid., p. 35.

[29] Jimmy Thibeault, « La prise de parole poétique de la longue décennie 1970 : une trace de la franco-américanité », Francophonie d’Amérique, nº 38, 2014, p. 28.

[30] Pénélope Cormier, L’écriture de la contrainte: France Daigle et Herménégilde Chiasson, thèse de Doctorat, Université McGill, 2014, p. 25.

[31] François Paré, « La chatte et la toupie : écriture féminine et communauté en Acadie », Francophonies d'Amérique, 2007, n7, p. 118.

[32] Dyane Léger, Graines de fées, Moncton, Éditions Perce-neige, 1987, p. 22.

[33] Dyane Léger, Graines de fées, p. 21.

[34] Dyane Léger, op. cit., p. 21.

[35] Monika Boehringer, Anthologie de la poésie des femmes en Acadie : 20ième et 21ième siècles, Moncton, Éditions Perce-neige, 2012, p. 15.

[36] Dyane Léger, op. cit., p. 27.

[37] Ibid.

[38] Ibid., texte liminaire.

[39] Ibid., p. 31.

[40] Ibid., p. 22.

[41] Ibid., p. 38.

[42] Monika Boehringer, « Les mots pour se/le dire dire : trois temps forts dans l’Acadie au féminin : Antonine Maillet, Dyane Léger, France Daigle », Francophonie d’Amérique, nº 37, 2014, p. 181.

[43] Ibid., p. 185.

[44] Dyane Léger, op. cit., p. 38.

[45] Dyane Léger, op. cit., p. 54.

[46] Dyane Léger, op. cit., p. 38.

[47] Dyane Léger, op. cit., p. 71.

[48] Michel Giroux, « Sur l’écriture : Rencontre avec deux poètes acadiens », Studies in Canadian Literature, nº 17, 1992.

[49] M. Boehringer, Anthologie de la poésie des femmes en Acadie, Moncton, Éditions Perce-neige, 2012, p. 146.

[50] D. Léger, op. cit., p. 21.

[51] D. Léger, op. cit.,  p. 24.

[52] D. Léger, op. cit., p. 27.

[53] D. Léger, op. cit., p. 72.

[54] D. Léger, op. cit., p. 28.

[55] D. Léger, op. cit., p. 31.

[56] D. Léger, op. cit., p. 22.

[57] D. Léger, op. cit., p. 23.

[58] D. Léger, op. cit., p. 34.

[59] M. Giroux, op. cit.

[60] François Paré, La distance habitée, Ottawa, Le Nordir, 2001, p. 13.

[61] Jimmy Thibeault, op. cit., p. 32.

[62] François Paré, La distance habitée, Ottawa, Le Nordir, 2001, p. 14.

[63] Serge Patrice Thibodeau, op. cit., p. 160-161.

[64]Bruce, Clint, et al. "Les défis de l’édition en Acadie." Revue de l’Université de Moncton, volume 47, number 2, 2016, p. 170.

[65] Raoul Boudreau, « L’institution littéraire acadienne, une étoile qui s’étiole ? » dans Benoît Doyon-Gosselin, David Bélanger et Cassie Bérard (dir.), Les institutions littéraires en question dans la Franco-Amérique, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Culture française d’Amérique », 2014, p. 4.