Incohérer pour exister : les débuts du joual littéraire

Incohérer pour exister :

Les débuts du joual littéraire

 

            Nous sommes en 1964, au lendemain du Samedi de la matraque. Les belles-sœurs de Michel Tremblay ne seront mises en scène que quatre ans plus tard, les groupes indépendantistes pleuvent, et le mot « québécois » est encore peu utilisé comme ethnonyme pour désigner les francophones qui vivent dans la province. Aux Éditions Parti pris, récemment fondées par les membres de la revue éponyme, paraît un texte qui bouleverse la littérature québécoise : Le cassé. Un des premiers romans rédigés en joual, on y suit les divagations et les délires de Ti-Jean, chômeur de l’est de Montréal dont chaque geste et parole sont empreints d’une rage de vivre violente. Cassé jusqu’au bout et fou de jalousie, Ti-Jean finit par commettre un meurtre brutal en enfonçant un tournevis dans la gorge de son adversaire.

            Décrit par Jean-Éthier Blais comme « un cri, un rugissement[1] », Le cassé, rédigé par un jeune inconnu du nom de Jacques Renaud, fait fureur[2]. Le personnage de Ti-Jean arpente les rues d’un Montréal des bas-fonds en vociférant un flot d’injures proprement québécoises qui choquent non seulement par la violence qu’elles recèlent, mais également par leur surabondance. L’emploi jusqu’alors inusité du joual, sociolecte des classes ouvrières francophones, change la manière de penser et d’écrire la littérature au Québec. Le cassé a largement participé à la création du mythe joualesque en alimentant les débats autour de sa présence dans la littérature et de son rapport avec l’idéologie et le politique[3]. Bien qu’aujourd’hui le joual soit devenu apolitique dans le contexte de l’identité québécoise[4], où il vient s’incruster dans une grande variété de langues, de dialectes et de normes du français que l’on retrouve sur le territoire, il a pourtant vu le jour dans le sombre contexte d’une aliénation vécue dans sa violence, une violence qui a débordé jusque dans la prise de parole d’un peuple. Mais à quoi servait cette violence, dans le joual littéraire? Pourquoi a-t-elle existé, et comment s’est-elle définie?

            Nous croyons que la visée première du joual littéraire était de servir de réceptacle au débordement de rage et d’impuissance vécu par le Canadien français dont les rapports avec sa langue ont été particulièrement douloureux. Dans cet article, nous montrerons que le joual littéraire est né du puissant sentiment d’infériorité de l’état linguistique, socio-économique et culturel des Canadiens français, et que ce langage d’une violence à l’excès s’est fait approprier par la suite comme particularité québécoise à célébrer et à utiliser pour la création culturelle. Toutefois, pour les écrivains et les intellectuels qui l’ont pensé à ses débuts, ce langage ne devait pas dépasser le stade de l’émancipation du peuple québécois. En effet, pour ces penseurs, le joual représente une forme de soumission et de colonisation, même s’il contient également en lui les traces de l’affranchissement de la situation du Canadien français. Nous proposons donc une analyse du joual littéraire dans ses débuts chez Parti pris et chez Renaud, dont le roman est devenu « le porte-étendard [du nationalisme québécois][5] » grâce, entre autres, à son débordement face aux normes jusqu’alors imposées dans la littérature québécoise.

 

Déverser sa rage dans l’incohérence

            Fondée en 1963, la revue Parti pris rassemble des écrivains et des intellectuels de la gauche québécoise qui publient alors également dans la revue Liberté. En 1964, ses membres fondent leur propre maison d’édition du même nom où sont publiés Claude Jasmin, Jacques Renaud, Gérald Godin, Pierre Vallières, Denis Vanier, Jacques Brault et bien d’autres avant sa fermeture en 1983. La revue elle-même ne dure pas aussi longtemps, cessant ses publications en 1968, après seulement cinq ans d’existence. Opposée à la génération précédente d’intellectuels québécois qui, « en prenant le parti de l’“objectivité”, jouaient le rôle du spectateur impartial[6] », la revue annonce d’entrée de jeu ses deux objectifs principaux : la dénonciation de l’aliénation et le dépassement de cette situation. Ses membres déclarent dans la « Présentation » du premier numéro : « l’aliénation dont nous souffrons, et qui existe à tous les niveaux, vient de ce que nous sommes colonisés et exploités : au[x] niveau[x] politique, […] économique, […] culturel[7] » et que « par rapport aux structures aliénantes qu’il s’agit de détruire, cette revue est une entreprise de démystification[8] » qui servira à rompre les structures mises en place pour exploiter cette aliénation et révéler les nombreux acteurs qui en sont responsables. L’expression écrite et la prise de parole serviront à ces desseins. L’équipe de la revue, par ses articles et par les ouvrages qui paraissent grâce à sa maison d’édition, s’attache donc à rompre plusieurs présupposés qui forment jusqu’alors l’essentiel de l’identité canadienne-française au sein de la province de Québec, se plaçant dans une position socialiste, laïque et anticolonialiste. Elle critique également le rôle de l’écrivain canadien-français afin de le réintégrer dans la société, plutôt que de le laisser dans une posture d’écriture solitaire et élitiste[9].

            Malgré que la politique ne puisse « faire oublier la littérature[10] », Parti pris œuvre avant tout sur un plan idéologique : sa littérature et son engagement ne font qu’un, car la première aide sans cesse le second à venir au monde et à s’y déployer. Pour Parti pris, l’engagement force la littérature à s’annoncer pleinement et celle-ci, à son tour, oblige le politique à prendre en compte les enjeux réels qu’elle met en œuvre dans des romans comme Le cassé. Réceptacle des idées accueillies par l’engagement politique, terrain de jeu et de création, le langage devient alors essentiel pour ceux qui n’ont aucun autre moyen de formuler la gamme d’émotions négatives qu’ils ressentent; il permet d’exprimer la situation d’aliénation et d’oppresion qu’ils vivent au quotidien. L’éditorial du tout premier numéro de Parti pris décrit ainsi l’importance de la parole pour l’émancipation non seulement individuelle, mais collective du peuple québécois :

La parole, pour nous, a une fonction démystificatrice; elle nous servira à créer une vérité qui atteigne et transforme à la fois la réalité de notre société. C’est dire que pour nous, l’analyse, la réflexion et la parole ne sont qu’un des moments de l’action : nous ne visons à dire notre société que pour la transformer. Notre vérité, nous la créerons en créant celle d’un pays et d’un peuple encore incertains[11].

Si « rien ne change au pays du Québec[12] » pour les partipristes, il est primordial de s’attaquer à tout ce qui heurte le Québec dans son désir de s’accomplir pleinement. Cet accomplissement passerait par l’indépendance de la province, de cela il n’y a aucun doute — on l’annonce dès l’éditorial du premier numéro :

L’essentiel pour nous est de nous libérer de ceux qui, à l’intérieur comme à l’extérieur du Québec, nous dominent économiquement et idéologiquement, et qui profitent de notre aliénation. L’indépendance n’est que l’un des aspects de la libération des québécois [sic] par la révolution[13].

Or, c’est par le langage qu’aura lieu la plus grande partie de ce dépassement de l’aliénation. Pour ce faire, les membres de Parti pris ont dû redéfinir ce qu’était l’écrivain canadien-français, et ensuite définir cette parole douloureuse qui le hante perpétuellement dans la marge où il est né.

            L’écrivain canadien-français est souvent décrit par les partipristes comme étant privé de la parole. Celle qu’il emploie dans ses écrits n’est jamais proprement sienne : elle représente celle du Parisien, du Français vivant au loin dans un pays qui a autrefois abandonné le Québec et qui lui est désormais étranger. La langue française devient donc tout aussi opprimante que la langue anglaise, car elle n’appartient pas à l’écrivain canadien-français, mais lui est imposée. Rejeté de part et d’autre par les deux puissances, la France et l’Angleterre, il n’a de choix que d’utiliser une langue colonisatrice et est voué à ne pouvoir avoir sa voix propre. Sa littérature pourra à peine franchir les frontières du Québec pour s’installer en France; elle ne sera certainement pas accueillie au Canada anglais, où l’on ne parle pas le français, ni en Grande-Bretagne; elle se voit donc restreinte à demeurer une petite littérature. Renaud écrit d’ailleurs à ce sujet : « Mais moi, je n’arrive pas à me révolter dans la langue de Camus. Ni à y souffrir. (Par contre j’arriverais peut-être à y loger ma soumission, autant que dans l’anglais.)[14] ». Cette situation ambiguë engendre une douleur vive associée à la parole — André Belleau parlera de « notre langue comme une blessure[15] ». Plusieurs écrivains de Parti pris tenteront d’explorer ce rapport déchirant avec la langue dans le but de le dépasser. Ils essayeront aussi de le réconcilier avec la position de l’écrivain canadien-français qui manque cruellement d’un passé littéraire[16], cherchant une identité qui lui serait propre et dont il pourrait être fier. Lise Gauvin résume cette situation ambivalente :

[L’auteur québécois], ne pouvant même se réclamer d’une tradition d’écriture, ou s’intégrer à une conscience de classe particulière à l’homme de lettres, ressent un malaise indéfinissable devant la découverte trop brusque de l’univers des mots. Il se retrouve soudain dans une situation de rupture, rupture non seulement théorique et intellectuelle d’avec une classe sociale donnée qu’on nomme le prolétariat, mais rupture complète et blessante d’avec les siens, dont l’indice le plus éloquent est le fait que la langue dans laquelle il écrit apparaît comme un langage abscons à une partie de la population[17].

            Dans ce nouveau monde qu’il doit construire, l’écrivain canadien-français se rend vite compte de la grande tâche qui l’attend s’il veut bel et bien sortir du carcan de l’intellectuel dans sa tour d’ivoire : il doit vivre son aliénation jusqu’au bout, omnem movere lapidem, ce qui comprend un mouvement de destruction des attaches qui font jusqu’alors partie de son identité. Ce refaçonnement identitaire doit passer par l’incohérence de son langage, seule manière d’appréhender la profondeur de l’aliénation vécue, et par un rejet de la tradition communicative de l’écriture :

Éviter cette logique de la domination qui veut que l’on fasse la révolution en art, faute de pouvoir la faire en histoire. L’écrivain choisit alors non pas d’écrire, de faire, de forger une œuvre, mais de divaguer, d’incohérer. […] Indice de solitude et de rupture, le monologue disloqué, distancié, s’inscrit dans un refus de non-identité cohérente[18].

            En constituant une parole qui, simultanément, inflige une profonde douleur[19]et dont la mise au monde est vécue comme une mort pour l’écrivain aliéné (lui-même se décrivant déjà comme un monstre[20]), seul le joual, ce non-langage incohérent, brut, teinté de la bassesse des classes ouvrières plutôt que béni par les intellectuels francophiles, est capable de recevoir la complexité de l’aliénation canadienne-française. Il offre la seule échappatoire, le seul point de fuite entre, d’une part, l’anglais qui risque de faire disparaître le Québec et, d’autre part, le français parisien qui fera disparaître son particularisme. Seul le joual permet de transmettre « l’écœurement collectif[22] » permet à l’écrivain canadien-français de s’affirmer authentiquement dans son mal-être. La réflexion de Paul Chamberland va également dans ce sens lorsqu’il dit : « Écrire, c’est alors choisir de mal écrire, parce qu’il s’agit de réfléchir au mal vivre[23]. » En même temps, le joual est soumission. Il est brandi comme le résultat dégradé de l’oppression anglo-saxonne aux niveaux culturel et économique. Ce français devenu incompréhensible est porteur de diverses influences et d’oppressions. Choisir de l’écrire revient alors, comme le mentionne Gauvin dans Le Devoir, à vivre le débordement de son oppression jusqu’au bout de l’humiliation[24].

            Langage choisi pour incohérer[25], pour reprendre l’expression de Chamberland, le joual permet d’échapper à la communication avec les autres et à l’universalisme contre lequel se positionne Parti pris dès son premier éditorial. Ce choix montre non pas un désir de s’unir au monde, mais celui de vivre dans sa différence, d’assumer sa blessure et d’habiter son non-langage. En effet, malgré son idéologie socialiste et anticolonialiste, Parti pris ne veut pas se joindre au mouvement internationaliste où l’on rêve d’une langue commune que parleraient tous les peuples du monde[26]. Le groupe préfère encourager le particularisme linguistique de sa littérature émergente, même si ce langage est perçu comme une humiliation et une dégradation. En préférant la déchéance d’une langue devenue incohérente, les partipristes pourront jeter les bases d’une nation et créer les conditions nécessaires à son émancipation, plutôt que d’accéder à la communication écrite avec les autres peuples ou à l’ouverture au marché mondial des lettres d’une culture colonisée, sans identité distincte. Le regard des partipristes n’est pas rivé sur un quelconque accès de la littérature québécoise à l’international, voire au sein de la francophonie car, comme le souligne Godin :« [s]euls les Québécois qui sont et auront été victimes de la mise à mort de notre langage et de son remplacement progressif par des rapports étrangers, seuls ceux-ci pourront percer les mystères de [leurs] libres[27]. »

            Bien qu’on trouve des exemples de parlers populaires dans les romans du terroir[28], ils ne sont jusqu’alors employés qu’à des fins esthétiques ou réalistes; Gauvin les décrit comme des « “effets de réel” à portée décorative[29] ». Or le joual, dans sa mesure de cri de douleur et de représentation d’une aliénation démesurée, permettra aux partipristes d’aller à l’encontre des structures culturelles et sociétales préétablies : en choisissant d’écrire le joual dans sa forme la plus crue et intensifiée, l’écrivain canadien-français défie les normes littéraires et sociétales existantes. Ainsi, Gérard Godin écrit : « [l]’utilisation du joual n’a jamais été avant maintenant une attitude revendicatrice et de rébellion ouverte contre les canons d’une société dont nous ne rejetons pas d’ailleurs que les coutumes littéraires[30] ».

            Choisir d’écrire en joual est alors choisir de se révolter contre la condition du Canadien français par une écriture débridée, issue de l’humiliation collective. Ressenti d’abord comme un « instinct de mort[31] », le joual permet à l’écrivain d’explorer une destruction de son identité, intimement liée à l’oppression et à l’aliénation qu’il ressent au sein de son groupe social. Le joual est alors l’apogée de l’aliénation. Pour s’en affranchir, l’écrivain canadien-français doit se tourner vers une prise de parole qui dépasse la mesure. Pour les partipristes, ce désir de s’enfoncer dans le néant devrait être suivi par l’émancipation des Québécoisà laquelle participera la littérature. Déverser cetterageabusive du mal-vivre dans l’écriture par l’entremise du joual permet de commencer le processus de néantisation : ce langage de l’incohérence ramène les Canadiens français au point zéro de leur existence, d’où ils pourront finalement s’élever, après la Révolution, victorieux et émancipés.

 

Renaud le rebelle

            Jacques Renaud, l’auteur du Cassé, associé alors au Réseau de résistance[32] et à Parti pris, n’est âgé que de vingt ans lors de la publication de son roman. Dans cette œuvre, Renaud fait fi de la langue telle qu’elle est supposée être, c’est-à-dire rédigée dans les règles d’un français standard encouragé par l’appareil littéraire, afin de créer une nouvelle manière d’aborder et de concevoir la littérature au Québec. Pour Gauvin, il illustre alors une « une volonté de rupture avec une tradition littéraire qui privilégiait la mise entre parenthèses de l’auteur au profit d’une “fiction” savamment orchestrée[34]. Or, ce qui a tant dérangé les critiques et les lecteurs du Cassé n’est peut-être pas la représentation d’un parler populaire dans la narration et les dialogues, mais la représentation d’un certain parler, d’une forme du langage qui, plus que simplement populaire, tend à tomber dans le vulgaire et le violent. Le texte du Cassé, parsemé de jurons, de mots mal orthographiés ou déformés, d’actes de rage et d’allusions sexuelles unis par une syntaxe débridée, serait alors le reflet non seulement d’un lumpenproletariat en disgrâce, mais de tout un peuple humilié qui doit vivre sa dégradation dans une soumission qu’il ne peut exprimer qu’à travers la rage.

            Toutefois, la démarche littéraire de Renaud n’est pas aussi claire que celle des autres contributeurs de Parti pris tels que Gérald Godin et Paul Chamberland, et mélange à la fois l’engagement et le reniement de l’aspect politique de son œuvre. D’un côté, Renaud dira qu’écrire Le cassé lui a permis de représenter ceux qui sont les plus aliénés par l’expérience de vivre : « Il faut inventer, créer, renouveler, ou bien, plus simplement, donner une voix à ceux qui parlent trop mal pour pouvoir se faire entendre[35]. » De l’autre, il tentera à plusieurs reprises de soustraire son roman d’une quelconque forme d’engagement social au sein de la littérature et de Parti pris. En effet, Renaud avouera qu’il avait « utilisé le joual sans aucune intention idéologique, parce qu’il collait à l’expérience qu[’il] vivai[t][36] », opérant alors un « refus de la théorisation ou même de l’embrigadement[37] » de son roman, contrairement aux lectures qu’on en faisait alors.

            Dès lors, pourquoi nous concentrer sur Parti pris et sur ses rapports avec la langue et le particularisme québécois, alors que, pour Renaud, son roman n’est pas de la littérature engagée, et que le joual n’est pour lui qu’un objet d’expression personnelle? La citation suivante rassemble le plus succinctement sa position, qui peut d’abord paraître contradictoire :

Ma révolte est celle d’un Canadien français, ses mots et ses tournures de phrases sont canadiens-français, plus spécifiquement montréalais, jouaux. Mais il y a aussi le ton personnel, le langage personnel qui met sa marque, car c’est quand même moi qui écris, un individu, et non pas la collectivité[38].

La plupart des désaveux de Renaud sont venus des années après la publication du Cassé, lorsque, d’après Robert Major, il était déjà trop tard de faire marche arrière : « Le mal […] était déjà fait. Le cassé était irrémédiablement identifié au mouvement Parti pris et les circonstances biographiques de sa rédaction n’importaient plus[39]. » Le roman avait accompli l’objectif même de Parti pris en justifiant sa thèse sur la condition aliénée du colonisé québécois : le seul réceptacle pour la violence qui lui est faite au quotidien est un langage violent à outrance. Avec ses « personnages profondément aliénés, dépossédés de tout, même de leur identité, réduits à l’état de loques, menant la vie d’un lumpenproletariat dépourvu de toute possibilité de rédemption[40] », Le cassé se met en scène « comme une illustration exemplaire de la dépossession collective[41] ». Il aurait donc dépassé les intentions initiales de son auteur en se transformant en symbole de révolte et de lutte pour l’émancipation des Québécois. Après tout, comme l’écrit Roland Barthes, on ne peut répondre à la question de « Qui parle? » lorsqu’on parle de l’écrivain, car sa parole se décline dans l'absence : « L’écriture est destruction de toute voix, de toute origine »; cette neutralité contradictoire de l’écriture « où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même qui écrit[42] » heurte de front les désaveux de Renaud, qui ne pourra par la suite récupérer le roman hors de sa dimension engagée.

            Pourtant, cette violence abondante que Renaud décrit dans Le cassé était nécessaire dans son processus d’écriture : par sa propre condition d’aliéné, rien d’autre n’aurait pu être écrit. Le cassé de Renaud devient donc l’exemple parfait de ce que Parti pris tente de montrer par ses articles et son idéologie : l’auteur et son œuvre sont simultanément l’affirmation de l’existence d’une situation, sa dénonciation, et son dépassement nécessaire à une libération à tous les niveaux. En somme, Le cassé réussit à illustrer la thèse de Parti pris et à appuyer son argumentation pour devenir l’incarnation du mouvement.

 

Le langage momentané de l’impuissance

            Renaud n’est pas le seul à vivre le dépassement de son œuvre. Le joual, propulsé à l’avant-scène littéraire par la publication du Cassé, devient porteur d’un amalgame de symboles et de significations. Il perd lentement de son statut marginalisé pour s’installer comme variante d’écriture dans les romans, les recueils de poésie, les pièces de théâtre et les scénarios de film rédigés au Québec[43]. L’expérimentation créative des années soixante-dix et quatre-vingt l’emploie même dans un but de légitimation littéraire : c’est le cas, par exemple, du MacBeth de Michel Garneau (1978), une adaptation de la pièce de Shakespeare traduite « en québécois » (non pas « de l’anglais » ou « en français »), plaçant le joual au-dessus même du standard prôné par les partisans du bien-écrire et du bien-parler. Plus récemment, nous notons, son usage dans Mommy de Xavier Dolan, qui paraît au cinéma en 2014 et qui ne porte pas les mêmes revendications — ni l’affranchissement de l’aliénation anglo-saxonne, ni l’affirmation d’une identité proprement québécoise — des autres œuvres mentionnées dans cet article. Son emploi du joual a néanmoins été reconnu et sert à saturer la parole des personnages d’une violence qui n’est pas sans rappeler celle présente dans Le cassé, même si le but de cette violence n’est pas le même.

            Toutefois, l’emploi du joual littéraire ne visait pas son instauration comme institution à ses débuts. Déjà, comme mentionné ci-haut, son utilisation antérieure à celle du Cassé relève d’une intention bien différente et sert d’ornementation à un récit qui cherche à être réaliste. Lorsque Michel Tremblay emploie le joual dans Les belles-sœurs quatre ans plus tard, nous retrouvons un langage de la célébration, de l’intimité, du chant et de l’enthousiasme, même s’il est toujours celui de la révolte. Chez Renaud, c'est la néantisation qui est à l’œuvre : ce langage, symbole de l’avilissement collectif d’un peuple, devrait s’autodétruire afin que le peuple québécois puisse (re)naître avec une posture plus légitime. Dans Le cassé, cette impression est renforcée par la multiplication des jurons (les « sacres ») et des mots mal orthographiés, qu’ils soient en anglais ou en français (icitte, poigner, yeule, une djobbe, un trennche, le Volkswageune, etc.), dans le but de mieux rendre leur prononciation. L’impression persiste avec la chute progressive de Ti-Jean, le personnage principal qui, à cause d’une jalousie infondée et incontrôlable, enfonce un tournevis dans la gorge d’un autre homme, seul geste pouvant lui offrir un moment de puissance dans une vie autrement marginalisée. Le joual de Renaud est loin d’être une célébration : il s’inscrit irrévocablement dans la lignée directrice de Parti pris, se revêtant de l’idéal d’un non-langage, plutôt que celui d’une langue qui se dresse fièrement et joyeusement. Tandis que le joual de Tremblay célèbre le vivre, celui du Cassé et des partipristes impose le vivre.

            Il est à noter que Le cassé n’est pas entièrement rédigé en joual. Le joual vient se mêler à la grande majorité des passages, mais se voit effacé dans quelques paragraphes où il est remplacé par un français standard, voire érudit par moments. Ce chevauchement des registres, minutieusement exécuté au point de confondre le narrateur avec le personnage, rompt avec la narration traditionnelle attendue des romans à l’époque[44]. Du reste, l’utilisation du joual s’inscrit dans une visée bien universelle, celle de créer une littérature avec un langage populaire jugé inapte à l’écriture. Gauvin, qui place ce joual dans la lignée des parlers populaires que la littérature transforme en langage d’écriture acceptable, résume ainsi cette situation :

Faire accéder le langage parlé au rang de « langage littéraire » et réduire ainsi l’écart entre les deux, tels ont été l’entreprise de Céline, le souhait de Queneau et la démarche irréversible des écrivains américains. […] [L’auteur québécois], en utilisant le joual, loin d’être à la recherche d’une nouvelle esthétique, a voulu accomplir cette descente dans les profondeurs imprévisibles de l’anti-littérature afin d’opposer l’absolue nécessité de l’expression à l’immobilisme d’une structure quelconque de l’œuvre[45].

Lorsque les partipristes se sont mis à employer le joual dans des œuvres littéraires, ce recours ne visait pas sa survie ultérieure. Ils n’avaient pas non plus pour but ultime la transformation du joual en norme d’écriture. Au lendemain de la publication du Cassé, s’adressant aux détracteurs du joual, Godin écrit : « Le bon français est l’avenir souhaité du Québec, mais le joual, c’est son présent[46]. » Il précise toutefois : « J’aime mieux, pour moi, qu’on soit fier d’une erreur qu’humilié d’une vérité[47]. » Une fois la condition de soumission affranchie, les Québécois devraient par essence pouvoir se tourner vers le français standard, le « bon français », sans plus exhiber de sentiment d’infériorité à son égard. La violence ne saturerait alors plus les rapports de langue; l’excès que l’on retrouve dans Le cassé ne serait plus nécessaire dans la littérature produite au Québec. Ainsi, Robert Major montre que, d’après les articles publiés dans la revue, « l’utilisation [du joual] ne peut être que momentanée et partielle. […] Les partipristes n’entendent nullement institutionnaliser le joual[48]. »

            Il était donc attendu des Québécois qu’à la suite de la Révolution, une indépendance à tous les niveaux — économique, social, culturel et bien sûr légal — leur permettrait de s’émanciper de la douleur engendrée par l’aliénation de la colonisation une fois pour toutes. Le joual, avec sa déformation phonétique abusive de mots français et anglais, ne serait alors plus nécessaire, car, comme le montre Major, « son usage est dialectique, moment négatif d’une rédemption à assurer; le joual est boue d’origine[49] ». D’autres écrivains et intellectuels en périphérie de Parti pris ont vu d’un mauvais œil cette appropriation d’un sociolecte ouvrier qui ne pourrait mener qu’à son institutionnalisation : « Joual was not used by all of those engaged in nationalist writing: Hubert Aquin […] saw what was effectively the academisation of the vernacular as an appropriation of working-class speech[50] », comme le remarque Ceri Morgan dans Mindscapes of Montréal: Québec’s Urban Novel, 1960-2005. Néanmoins, pour Parti pris, le joual reste le langage où peuvent se déchaîner le désarroi, l’impuissance et le courroux d’un peuple abaissé par sa marginalisation.

Conclusion

            Aujourd’hui, bien que s’écartant d’un standard de « bien parler », le joual ne choque plus par les nombreux débordements qui l’habitent. Plutôt que d’être relégué à l’oubli à la suite de l’établissement d’un Québec indépendant comme l’espéraient les partipristes, il est devenu une norme d’écriture qui a perdu la violence, la rage et le désir d’incohérer dans lesquels il est né. Seules ces conditions réunies ont pu autrefois faire déborder la littérature de ses structures en créant des œuvres qui choquent et ébranlent les fondations d’une société entière. Ainsi, les romans comme Le cassé qui utilisent le joual littéraire pour dénoncer une existence aliénée et aliénante constituent les vestiges d’un passé dont les aspirations n’ont pu se réaliser, car l’histoire n’a pas suivi le mouvement espéré. Bien qu’une identité proprement québécoise ait été établie grâce à la Révolution tranquille — excluant de ce fait la participation des Canadiens français non-québécois à ce mouvement identitaire — la Révolution tant attendue par les partipristes n’est jamais venue. Malgré deux référendums, le Québec n’a pas choisi la voie de l’émancipation légale.

            Bien que ce langage n’ait pas eu d’objectif à long terme dans ses débuts, force est d’admettre qu’il a dépassé les intentions de sa mise au monde. Aujourd’hui, si l’on peut toujours incohérer en joual, on peut également le célébrer et continuer de l’utiliser pour la création d’œuvres puissantes et déstabilisantes qui participent toutes à une identité québécoise qui ne cesse de se façonner. Le joual ne serait, finalement, qu’une des dizaines d’autres sociolectes parlés par les habitants de la province. Son éruption sur la scène littéraire et sa démesure, autant stylistique que sociétale, sont néanmoins uniques et méritent d’être rappelées.


[1] Jean Éthier-Blais, « Lettres canadiennes-françaises : une nouvelle littérature », Études françaises, vol. I, n° 1, février 1965, Montréal, p. 108.

[2] Gillian Lane-Mercier, « 1984: Disquieting Equivalents: David Homel Retranslates Le cassé by Quiet Revolution Novelist Jacques Renaud », dans Kathy Mezei, Sherry Simon et Luise von Flotow (dir.), Translation Effects: the Shaping of Modern Canadian Culture, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2014, p. 212 : « Of all the literary works in joual published by Les Éditions du Parti pris […], Le cassé is arguably the one that had the greatest impact due to the scandal it unleashed and the central position it has subsequently occupied in the history of modern Quebec literature. » (« De toutes les œuvres littéraires publiées par les Éditions du Parti pris […], Le cassé est sans doute celle qui a eu le plus grand impact à cause du scandale qu'elle a soulevé et à la position centrale qu’elle a par la suite occupée dans l’histoire de la littérature québécoise moderne. » Traduction libre.)

[3] Voir Robert Major, « Le joual littéraire », Nationalism: special issue of Canadian Literature, n° 75, hiver 1977, p. 41-51.

[4] Gillian Lane-Mercier, op. cit., p. 213-214 : « By the mid-1970s […], literary joual had lost most of its powers to provoke and reveal in exchange for cultural legitimacy and positive identitarian connotations: […] joual had become a fashionable stylistic closer to folklore or cultural snobism than to authentic social realism or revolution […]. » (« Vers le milieu des années soixante-dix […], le joual littéraire avait déjà perdu ses facultés de provocation et de révélation en échange d’une légitimation culturelle et des connotations identitaires positives : […] il était devenu un procédé stylistique au goût du jour, se rapprochant plutôt du folklore ou du snobisme culturel qu’au réalisme social authentique ou révolutionnaire […]. » Traduction libre.)

[5] Robert Major,« Le joual politique. Sur Le cassé de Jacques Renaud », dans André Gervais (dir.), Emblématiques de l’époque du joual, Outremont, Lanctôt, 2000, p. 72.

[6] Parti pris, « Présentation », Parti pris, vol. I, n° 1, octobre 1963, Montréal, p. 2.

[7] Ibid., p. 3.

[8] Ibid., p. 4.

[9] Ibid., p. 20 : « En 1963, on refuse le salut individuel pour l’écriture, comme on cherche à bannir toute forme d’élitisme. »

[10] Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps Modernes », Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p. 30 : « Je rappelle, en effet, que dans la “littérature engagée”, l’engagement ne doit, en aucun cas, faire oublier la littérature et que notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui infusant un sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui donner la littérature qui lui convient. » (L’auteur souligne.)

[11] Parti pris, op. cit., p. 2.

[12] Pierre Maheu, « De la révolte à la révolution », Parti pris, vol. I, n° 1, octobre 1963, p. 5. 

[13] Parti pris, op. cit., p. 4.

[14] Jacques Renaud, « Comme tout le monde ou le post-scriptum », Parti pris, vol. II, n° 5, janvier 1965, p. 23.

[15] André Belleau, « Notre langue comme une blessure », Liberté, vol. VI, n° 2, mars-avril 1964, p. 82-86. 

[16] Lise Gauvin, Parti pris littéraire, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1975, p. 36.

[17] Ibid., p. 36.

[18] Ibid., p. 41. 

[19] Gaston Miron, « Un long chemin », Parti pris, vol. II, n° 5, janvier 1965, p. 25 : « Et c’est pourquoi, tournant en rond dans sa situation impossible, la parole lui est atroce, douloureuse. »

[20] Paul Chamberland, « Dire ce que je suis », Parti pris, vol. II, n° 5, janvier 1965, p. 34.  

[21] Ibid.

[22] Gérald Godin, « Le joual et nous », Parti pris, vol. II, n° 5, janvier 1965, p. 19.

[23] Paul Chamberland, op.cit., p. 34.

[24] Lise Gauvin, « “Parti pris” et après » dans Le Devoir (17 mars 2015), [en ligne]. https://www.ledevoir.com/opinion/idees/434597/langue-de-mommy-parti-pris-et-apres [Site consulté le 25 novembre 2020] : « [p]oètes et romanciers s’engagent alors dans une pratique volontariste d’une “langue humiliée” ».

[25] Paul Chamberland, op. cit., p. 34.

[26] Lise Gauvin, Parti pris littéraire, p. 69.

[27] Gérald Godin, « Le joual politique », Parti pris, vol. XI, n° 7, mars 1965, p. 57.

[28] Robert Major, « Le joual politique. Sur Le cassé de Jacques Renaud », p. 83.

[29] Lise Gauvin, « “Parti pris” et après ». 

[30] Gérald Godin, op cit., p. 58.

[31] Robert Major, « Le joual politique. Sur Le cassé de Jacques Renaud », p. 69.

[32]  Le Réseau de résistance, fondé en 1962, est un des précurseurs de la Front de libération du Québec et fait la promotion de la manifestation par le vandalisme. Marc Laurendeau et Andrew McIntosh, « Front de libération du Québec (FLQ) » dans The Canadian Encyclopedia (11 août 2013), [en ligne]. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/en/article/front-de-liberation-du-quebec [Site consulté le 28 février 2021]

[33] Lise Gauvin,Parti pris littéraire, p. 122. 

[34] Robert Major, « Le joual politique. Sur Le cassé de Jacques Renaud », p. 80.

[35] Jacques Renaud, op. cit., p. 21.

[36] Jacques Renaud cité dans Robert Major, « Le joual politique. Sur Le cassé de Jacques Renaud », p. 74.

[37] Ibid., p. 73.

[38] Jacques Renaud, op. cit., p. 23.

[39] Robert Major, « Le joual politique. Sur Le cassé de Jacques Renaud », p. 74-75. 

[40] Ibid., p. 78.

[41] Ibid.

[42] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 61.

[43] Robert Major, « Le joual littéraire », p. 42. « La surestimation du joual sera surtout le fait d’une autre génération d’écrivains et de toute une série de badauds de la littérature. »

[44] Lise Gauvin, op. cit., p. 143 : « La superposition de deux langues, celle que l’auteur prête au narrateur et celle de ses personnages, atteste […] une conscience aiguë de la fonction narrative. [… U]n langage par ailleurs assez neutre et d’une syntaxe irréprochable, des mots populaires ou des mots d’anglais transcrits phonétiquement. […] L’adoption exclusive du joual indique ici bien sûr une identification entre l’écrivain et la conscience prolétarienne. »

[45] Ibid., p. 146-147. 

[46] Gérald Godin, « Le joual et nous », p. 19.

[47] Ibid.

[48] Robert Major, « Le joual politique. Sur Le cassé de Jacques Renaud », p. 81.

[49] Ibid.

[50] Ceri Morgan, Mindscapes of Montréal: Québec’s Urban Novel, 1960-2005, Cardiff, University of Wales Press, 2012, p. 16 : « Le joual n’était pas utilisé par tous ceux qui étaient engagés dans l’écriture nationaliste : Hubert Aquin […] voyait dans ce qui était effectivement l’académisation du vernaculaire, l’appropriation d’un parler ouvrier. » (Traduction libre.)